Puzzle Macabre - Chapitre 1

Publié le par Olivier DAMIEN

 

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Dimanche 10 juin 2012 : La Rochelle, 16 h 43, dans cet après-midi ensoleillé, cette dernière permanence judiciaire de David tire à sa fin. Elle aura été somme toute calme : une affaire de produits stupéfiants, des violences conjugales, et un vol à l’arraché, dont les collègues ont interpellé l’auteur. Même s’il ne se préoccupe actuellement que de ses vacances prochaines et de ce périple en Italie, qu’il a projeté d’accomplir avec sa femme, il n’a pas rechigné sur le fait de redoubler sa permanence du week-end précédent. D’abord pour rendre service à son collègue et ami de la Sûreté Urbaine, et puis parce qu’au-delà de son amitié pour celui-ci, il sait que c’est sa dernière astreinte avant le départ. Cela vaut sans doute ce sacrifice de quelques heures dominicales. De plus, Diane son épouse, était de garde à l’hôpital au sein duquel elle travaille en tant que chef des infirmières de nuit.

 Ces vacances arrivent un peu comme un second voyage de noces. En fait, Diane et lui avaient eu tendance à s’éloigner ces derniers temps. Sans doute, y était-il pour beaucoup. Il avait secrètement pris sur lui d’accepter et surtout de reconnaître sa responsabilité : son travail l’avait beaucoup accaparé et lui s’était mollement laissé faire. Il avait eu à se battre pour autre chose. Il avait dû faire son trou dans cette nouvelle région, où il avait décidé de suivre sa femme pour sa carrière à elle.

Non, il ne regrette pas. La Rochelle est accueillante et les gens chaleureux. De plus, David est du genre passe-partout : il a la capacité de s’adapter à n’importe quoi en fait. Pour sa part, il n’a plus forcément de racines familiales à retrouver. Ceux qui restent de sa famille sont disséminés un peu partout, y compris au-delà des frontières. Les liens qui les rapprochent sont loin d’être au départ semblables à ceux que sa femme a su tisser et entretenir avec les siens, et puis avec le temps, ils se sont finalement dissipés. D’ailleurs, c’était l’une des autres justifications de cette mutation atlantique. En faisant ce bond provincial depuis l’Ile de France, ils gagnaient près de quatre cents kilomètres, se rapprochant par là même du berceau bordelais de la famille Léognan, nom de jeune fille de Diane.

David Pozzuoli, comme son nom tend à l’indiquer, a des origines romaines. Bien que lointaines, celles-ci avaient orienté ses parents à choisir pour lui, l’italien comme seconde langue vivante. Pourtant, il n’avait jamais effectué ce fameux pèlerinage sur les terres de ses ancêtres, que le sang qui coule dans ses veines ne lui réclamait pas vraiment. Mais là, c’est différent. Et puis, il pourra ainsi joindre l’utile à l’agréable, mettre à l’épreuve son italien tout en profitant de cette villégiature thérapeutique.

En effet, cette fois il avait décidé de faire oublier à sa moitié qu’il avait été lamentable, qu’il avait été en dessous de tout. Qu’il avait laissé filer leur mariage sans vraiment en prendre conscience. Peut-être avait-elle aussi sa part de responsabilités. Mais, ne pas assumer ses propres fautes n’apporterait rien, ne règlerait pas les dysfonctionnements de leur couple. David, en outre, avait décidé de ne plus accepter cet état de fait. Il se battrait. Pour ce faire, il avait pris les devants. Il voulait la surprendre. Réparer tous ces petits écueils qu’il avait implicitement tolérés, laissé se produire. Il acheta les billets, réserva les hôtels, prépara point par point les moindres détails de leur odyssée transalpine.

Là, rêvassant à son bureau, il imagine avec délectation, outre la surprise de son épouse, les images inoubliables qu’ils vont pouvoir amasser ; tous ces bons souvenirs qui prendront sans nul doute la place des quelques mauvais ayant érodé leur union encore jeune.

Il n’y a pas non plus péril en la demeure, ce voyage sera simplement une cure de jouvence. Il l’a mûrement réfléchi, en a fignolé tous les détails. Pas de place pour une erreur. Et il n’y en aura aucune. David y a veillé, en passant tous ses moments libres entre voyagistes et offices du tourisme, afin de peaufiner la nouvelle lune de miel. Il imagine déjà quelques images d’un romantisme absolu, tirées d’un roman à l’eau de rose. La chevelure flamboyante de Diane renvoyant les lumières du coucher de soleil sur fond de lagune. Ou encore cette jolie femme aux cheveux blond cendré, drapée dans une toge, au pied du Colisée, dans une Rome antique. Bien entendu, il nierait avec une mâle assurance, y avoir même songé. Encore quelques heures de patience, et dès la permanence terminée, il n’aura plus qu’à se concentrer sur son départ, sur leur départ, prévu pour jeudi. Elle n’avait pas posé de questions, ne s’était pas même inquiétée de cette semaine de congés, que son homme l’avait forcée à poser. Finalement, il était tellement prévisible, qu’elle ne pouvait pas imaginer un instant qu’il l’étonnât. Mais, cette fois, cela va changer !

  Ce midi, il avait déjeuné sur le vieux port, face à la mer, au Café des Deux Tours. C’est vraiment une belle journée aujourd’hui, pensait David. Il faisait bien d’en profiter. C’était toujours un moment agréable, nonobstant le panorama, vue imprenable et unique, où l’océan invariablement s’insinue entre les tours jusqu’à mourir dans le port. L’homme commence à avoir ses adresses, et même ses petites habitudes, dans des établissements qui voient déjà affluer les premiers vacanciers, principalement étrangers. La saison estivale française n’a pas encore tout à fait débuté à La Rochelle. Bientôt, des hordes de touristes envahiront les rues de la vieille ville pour en apprécier tout le cachet historique, pour le plus grand bonheur des chiropraticiens. On peut passer en effet, des heures en centre-ville à se vriller le cou afin de ne manquer aucun bas-relief, aucun fronton, aucune moulure. Pour le moment, la ville n’appartient encore qu’à ses Rochelais, mais pour combien de temps ?

 — Podzi ! On a besoin de toi…

Ce rappel à la réalité tire brusquement le rêveur de ses pensées. Il se remet rapidement dans le contexte. Officier de police judiciaire, il est « l’OPJ de permanence de week-end » comme on dit, et il lui reste encore quelques heures à assurer. Voilà, tout est en ordre, David peut reprendre le fil des évènements.

— Qu’y a-t-il JD ? J’espère que c’est important pour que tu me déranges en plein travail… lance-t-il, teintant ses propos d’une ironie apparente.

— David, cette fois c’est important, laisse tomber Jean-Daniel qui affiche un air grave. Un homicide à Périgny… et on tient le gars…

— Les collègues ont maintenu les lieux en l’état et t’ont gardé le tueur au frais, mais là ils ont vraiment besoin de toi.

Il est évident que même si David n’a sa qualification judiciaire que depuis peu, il commence à avoir une bonne expérience de l’investigation. Et là pas d’autre choix que de se rendre rapidement sur place, ne serait-ce que pour prêter main-forte aux policiers de terrain, qui se retrouvent avec « l’affaire du siècle » sur les bras. Il faut reconnaître que les homicides ne représentent pas la majorité des interventions Police Secours de La Rochelle. Pas de quoi en faire une routine. Pour tout dire, il s’agit du second homicide de l’année, le premier, à caractère involontaire, était le fait d’un chauffard ivre ayant perdu le contrôle de son véhicule. Là, ce n’est pas pareil, pas la même procédure. En douze ans de Paris, David n’avait pas eu une seule affaire similaire à gérer, du moins du côté de l’enquête. Lui à la base n’est qu’un flicard de terrain, un gars de la Bac, le flag, ça il sait le gérer, il connaît le métier. Mais là, c’est un baptême du feu pour le policier. Une opportunité s’était présentée à lui et l’avait conduit au sein de la Sûreté Urbaine de La Rochelle. En fait, il s’agissait surtout d’une place qui se libérait et d’aucun volontaire s’étant fait connaître pour le poste. C’était plutôt ça… et bien sûr le fait que Diane préfère savoir son homme dans un bureau, à l’abri, au lieu de craindre pour sa sécurité tous les jours. Elle avait d’ailleurs posé cette condition pour envisager plus sereinement une maternité future. Elle ne supportait pas l’idée d’être veuve à 35 ans avec un enfant en bas âge, et aucun papa pour l’élever. Qui l’en blâmerait ?

Déjà, bien avant que cette idée d’un grand départ ne germe en son cerveau, elle avait passé des nuits à trembler en attendant le retour de son homme, qui sillonnait le 9-3 à la « chasse au crâne », comme il disait. Elle, elle pleurait seule dans son lit, trop souvent, ne sachant jamais dans quel état il allait revenir, ou si seulement il rentrerait. Diane avait gardé cela secret, mais il s’agissait là de sa vraie motivation pour partir en province. Elle craignait que d’une manière ou d’une autre, ce « sale boulot » ne finisse par lui ravir son mari, le père de ses enfants à venir. Elle prétexta une place d’infirmière en chef, sorte de bond en avant pour sa carrière et contre toute attente, David accepta de partir. Trop facilement peut-être, sûrement à son cœur défendant, pensait-elle.

David savait au fond de lui qu’il était usé, qu’il n’en pouvait plus, qu’il finissait par avoir peur en grenouillant le soir dans les cités de Seine-Saint-Denis. Dix ans au sein de la Bac Départementale avaient suffi. Mais, au rythme fatigant des interventions et de la violence quotidienne des délinquants et criminels, cela comptait pour bien plus. Finalement, il avait presque ressenti un soulagement quand Diane avait insisté pour partir en province. Elle lui fournissait une porte de sortie honorable, qui lui permettrait de ne pas craquer devant ses frères d’armes, de s’en aller honorablement, tout en préservant son ego de « baqueux ». « Si vis pacem, para bellum », c’était leur credo au sein de la bac : Qui veut la paix, prépare la guerre, ils avaient accepté d’être le dernier rempart entre la société et ces meutes de voyous qui les défiaient chaque jour. Et David ne pouvait pas décemment flancher. Il n’en avait pas le droit. Alors il suivit sa femme à La Rochelle. Ça, ses copains pouvaient lui pardonner ; cette peur qui devenait viscérale, personne ne l’aurait autorisée.

Maintenant, tout ceci est derrière eux, ceci appartient au passé, un passé pas si lointain. Juste la page que l’on tourne quand on prend un nouveau départ.

 — Podzi, merde ! À quoi tu penses ? On t’attend…

Le temps de tirer à lui son sac et David descend quatre à quatre les escaliers de l’Hôtel de Police. Sur le côté de la place de Verdun, Jean-Daniel — J.D. – est déjà dans la voiture, moteur tournant. L’enquêteur sait bien qu’il n’y a plus d’urgence, la victime ne reviendra pas à la vie et l’auteur est sous bonne garde. Pourtant, relent de la Bac 93, à peine assis, David claque le gyrophare sur le toit de la Mondeo et enclenche le « deux tons ». Le chauffeur instinctivement, tel un réflexe conditionné, démarre en faisant crisser les pneus. Le policier de la sûreté ne se projette pas encore sur la scène de crime, mais retrouve trop vite ses anciennes marques. Les vieilles habitudes ont la vie dure. À avoir changé de vie, il n’en est pas moins resté flic. L’équipage s’extirpe à vive allure du centre-ville pour récupérer la nationale qui les mènera jusque sur les lieux du crime.

Périgny, c’est l’ancienne zone industrielle de La Rochelle, qui est devenue depuis l’une des communes de l’agglomération. La Ford banalisée s’engouffre sur la route de Rochefort. La circulation n’est pas très dense aujourd’hui : seuls quelques conducteurs du dimanche gênent la progression du véhicule de police. Après avoir insulté copieusement l’un d’eux, JD laisse sur la gauche la route de Dompierre-sur-Mer. David reconnaît le secteur : Diane et lui ont emménagé dans un pavillon acheté entre Dompierre et Saint Rogatien, dans le fief de Rez. À leur arrivée dans la région, ils avaient eu de nombreuses occasions de visiter des logements, y compris à Périgny, commune excentrée de la grande ville.

Pour le coup, c’est un pavillon qui allait peut-être se libérer, certes dans des conditions scabreuses. À la sortie de la nationale, David coupe le deux tons et le « bleu ». Pas la peine d’ameuter les foules. La situation prévoit d’être suffisamment difficile à gérer sans ajouter la présence de curieux. En effet, la petite ville est très calme en ce dimanche ensoleillé, et à leur arrivée sur place, seule la présence de la Police Secours dénote et attire l’attention dans ce secteur pavillonnaire. Le quartier dit « le Bourg » est loin de s’approcher de ce qu’on appelle les quartiers en Seine-Saint-Denis, là où le policier a appris son métier. Autres temps, autres mœurs. Pour l’occasion, autres temps, autres morts, voire, autres meurtres.

Rue Château Renard, un collègue en tenue attend l’enquêteur pour le guider vers le pavillon du 39. Il est blême, le visage presque sans expression. Le jeune adjoint de sécurité a vu probablement là son premier cadavre, et sûrement son premier homicide. C’est bien ici.

Le jeune homme semble vouloir ouvrir la bouche, mais aucun bruit n’en sort. Seul son bras droit s’élève mécaniquement, pour indiquer le chemin au brigadier Pozzuoli.

Publié dans Puzzle Macabre

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