Puzzle Macabre - Chapitre 6

Publié le par Olivier DAMIEN

 

6

 

L’homme a passé sa première nuit en garde à vue. La cellule n’est pas bien accueillante. En même temps, ce n’est pas le but, pense-t-il, pour recevoir des délinquants, pas besoin d’un quatre étoiles. Finalement, il avait bien fait de prendre son dernier déjeuner dans ce restaurant gastronomique. Ce fut son repas du condamné en quelque sorte, puisque, en France, il ne risque pas la peine de mort. Ce fut son dernier repas d’homme libre, avant les plats lyophilisés de la garde à vue et le confort improbable de sa cellule. Les geôliers n’avaient pas été méchants avec lui. À vrai dire, il savait qu’il les mettait mal à l’aise, leur faisait un peu peur en fait. C’était son statut de criminel certainement, peut-être son attitude aussi. Mais, il y avait bien deux personnes en lui. Non pas comme les néophytes l’entendent : pas de pseudo schizophrénie, avec une petite voix intérieure qui prend les commandes des opérations, — du moins s’en défendait-il —. Il savait faire face à cette situation et entretenait cette duplicité. Cela lui rappelait le mythique duo formé par Hyde et son docteur Jekyll. Lui pouvait être un commercial très doué dans son travail durant la journée et revêtir un costume beaucoup plus sombre quand il le souhaitait. Quand il décidait de s’éloigner de ce rôle consensuel et affable de ce VRP, il redevenait lui-même. Ça il le savait au plus profond de son être : ce n’était pas le bon qui gouvernait. Il n’était bien dans sa peau que lorsqu’il faisait le mal. Il contrôlait la situation.

 

Maxime Garnier mettait un point d’honneur à ne jamais agir gratuitement. Il justifiait chaque acte qu’il commettait, par devoir. Il se devait de comprendre, ou du moins de savoir pourquoi il se comportait ainsi. D’ailleurs, il était capable d’expliquer chacun de ses meurtres.

 

 

— Patron, le capitaine Marc Bronsky vient de Bordeaux, il est de la crime et reprend l’affaire de Podzi.

Le commissaire Livraie à peine perturbé par l’intervention de sa secrétaire, poursuit l’examen de ce magnifique fauteuil basculant, dont le contribuable vient de lui faire cadeau, sans le savoir. Le petit gros homme à l’air pompeux est assez fier de cette acquisition. Il s’imagine avec délectation le bonheur de ses petites siestes, qui vont trouver là un parfait trône à sa fainéantise. Avec ses sourires entendus et son regard fuyant, Livraie est un être parfaitement antipathique. Très loin de ce que tous peuvent attendre d’un chef de service, ou au moins espérer. Et le malheur des hommes était que ce chef-là n’avait plus aucune perspective d’avenir et finirait ses jours administratifs à La Rochelle. Les pontes de Paris avaient pris un plaisir particulier à lui offrir un placard doré, ou plutôt rouillé, comme seul avancement qu’il pouvait escompter. On lui avait fait comprendre en haut lieu, que l’avancement qu’on brandissait devant son nez telle une carotte était loin d’être un cadeau ou même simplement un choix. Et ce n’était pas non plus la récompense d’un quelconque mérite. Cet éloignement forcé loin de sa terre natale, il l’acceptait ou on saurait lui faire payer : il était devenu gênant là où il se trouvait précédemment. Il n’eut d’autre choix que de se laisser convaincre par son délégué syndical et « prendre la cantine », en d’autres termes, faire ses valises pour échouer là. Bien sûr, il n’y gagna rien en amabilité, ni en efficacité. L’administration avait aggravé son ulcère et fait de lui un homme encore plus aigri et frustré. Les « bleus » firent avec. La base sait bien qu’elle n’a jamais le choix et doit se contenter de se serrer les coudes et de prendre son mal en patience. Les policiers évitaient juste de le solliciter ou d’avoir besoin de lui après son repas méridien. Celui-ci se déroulait de midi à 16 heures tous les jours et les règles en étaient simples : ne surtout pas déranger le taulier pendant cette pause bien méritée, sous peine d’être la cible de sa fureur, et ne pas perturber la digestion du commissaire divisionnaire, qui n’était idéale qu’à partir du seuil d’alcoolémie réclamé par son organisme. Si quelqu’un souhaitait rencontrer le patron du commissariat de La Rochelle, le mot d’ordre était vite passé au sein de la population. Il fallait le voir durant sa journée de travail, entre 9 h 30 et midi, soit après le café du matin et avant l’apéro. C’était de notoriété publique.

 

Une chance pour les gars de la Brigade Criminelle de Bordeaux, il n’est que 11 heures ce matin, ils n’auront pas à attendre demain pour prendre en compte le « tueur de Périgny », comme l’appelait déjà le quotidien régional, avec le peu d’éléments qui avaient filtrés jusqu’à la rédaction.

 

Selon une source proche de l’enquête, à comprendre pour les initiés, d’après un certain substitut du procureur qui cherche à s’attirer les bonnes grâces de la presse locale, un certain « Maxime » aurait étranglé une paisible mère de famille, pour une raison non encore établie. Et pour les journalistes d’embrayer aussitôt sur les turpitudes d’une liaison dangereuse, ou pour d’autres des médias télévisuels, d’échafauder des hypothèses sur un criminel en série, violeur de bourgeoises, dont l’échappée meurtrière avait pris fin dans les faubourgs de La Rochelle. Sûrement un dangereux marginal rejeté par ses parents et paria de la société, pouvait-on encore entendre par l’écho de la rumeur populaire, qui appelait déjà de ses vœux une sanction exemplaire, pour punir cet assassin sans foi, ni loi. Personne ne pouvait leur en vouloir ; un événement de ce genre était plutôt rare dans la région, et le manque de sujets de discussion dans cette ville trop calme poussait les gens à faire feu de tout bois, lorsqu’enfin quelque fait divers se produisait.

 

 — Monsieur le Divisionnaire, je peux vous voir ?

Les mots du capitaine de police restent sans effet sur le commissaire, qui continue imperturbable l’examen de sa fringante monture, comme si l’heure de la sieste avait été subitement avancée.

— Monsieur ? Tente à nouveau Marc Bronsky, en haussant le ton cette fois. Nous avons un problème, enfin vous avez un problème…

— Comment ? Que se passe-t-il ? Un souci avec quoi ?

— En fait, ça va, on a tout réglé, mais en l’absence de votre enquêteur, celui qui a pris l’affaire Garnier, je dois vous aviser de la suite des évènements. Le procureur de La Rochelle a dessaisi votre antenne de ce dossier et lui-même a transmis l’affaire à son confrère de Bordeaux, par commodité pour le suivi de celle-ci. Je suppose que je peux compter sur votre accueil pour les investigations futures, que nous serions amenés à faire dans votre beau département.

— Quoi ? Euh oui, bien sûr, laisse échapper Livraie entre deux de ses sourires convenus. Alors vous prenez Gravier, le… le gars de la morte, c’est ça. Quant à Panzani, qui a pris l’affaire, on va l’appeler pour la passation du dossier.

 

Si les circonstances n’étaient pas si graves, elles seraient sans doute drôles. Le « patron » montre là en un instant toute l’étendue de sa nullité : il fait, aux yeux de Marc, montre de toute son incapacité à gérer quoi que ce soit. Heureusement, le capitaine avait été prévenu au préalable par la secrétaire du commissaire, de la médiocrité reconnue de l’homme. C’est pour cela qu’il en avait ajouté un peu pour le faire sortir de sa concentration « mobilière ». Mais, tout ce qu’on aurait pu lui dire, n’aurait été qu’une approximation faible de ce que le petit gros pouvait rendre dans sa totalité. Un ramassis de ce que le corps des commissaires pouvait offrir de pire, le tout pressé et concentré au sein d’un seul bonhomme ; quoique le préfixe « bon » soit là inapproprié. Le capitaine reprend cette fois plus fermement. Après tout, ce n’est pas son supérieur, il ne lui doit rien :

— Votre subordonné s’appelle Pozzuoli et non Panzani ! Et le gars de la morte, comme vous dites, est le tueur d’une mère de famille, son nom c’est Garnier, mais ce n’est pas grave. Je verrais cela avec le proc' pour le suivi de la procédure, je suppose que tout ceci ne sera pas une surprise pour lui, il doit vous connaître… sur ce, Monsieur, bonne sieste ! Il est des gens qui travaillent eux, et moi j’ai un métier pas seulement une occupation !

Marc sort du bureau en claquant la porte.

 

Ce quarantenaire n’a jamais eu sa langue dans sa poche, il a fait ses classes au quai des Orfèvres et en a vu passer des patrons. Il en a connu des bons, de très bons, et d’autres jetés là pour tout un tas d’autres raisons. Il a décidé de ne plus se laisser faire par des incapables, furent-ils commissaires de police. Et s’il est dur, il est surtout efficace, excellent enquêteur, et a toute la confiance de son chef de service à Bordeaux. La secrétaire de Livraie le regarde partir après cette sortie théâtrale, qu’elle aurait tant aimé applaudir, sous peine d’essuyer la colère du petit gros. Déjà qu’elle avait beaucoup apprécié le charisme de l’enquêteur de la Crime, lorsqu’il s’était présenté pour voir le patron ; le charisme oui, mais surtout son physique. Marc est en effet, un homme de grande taille, de corpulence athlétique, avec un beau visage taillé dans l’homme brut, des yeux bleus océans où elle aurait rêvé plonger et des cheveux allant de blond à grisonnant en bataille, qui présentent malgré tout une structure comme profondément étudiée. Chaque détail semblait trouver sa place et formait un tout plus qu’harmonieux, très mâle. C’est du moins les informations qui remontent du ventre de Sonia, après le passage du capitaine au secrétariat, et l’incursion de cet homme dans son pauvre quotidien.

 

Marc retrouve ses collègues de la Brigade Criminelle au poste de police. Il raccroche d’un coup de fil un peu mouvementé qu’il vient de passer au magistrat de La Rochelle. Le procureur lui confirme le transfert de compétence ainsi que la reprise du dossier. Il transmettra tous les documents nécessaires à la permanence de la DIPJ à Bordeaux. Il a reçu également les impressions du capitaine sur le commissaire Livraie et lui a confié à mots couverts qu’il n’était pas non plus son meilleur ami. Et comment pourrait-on l’être ? Il n’y a que son chauffeur qui l’apprécie, parce qu’il est de la même engeance de soûlards et d’abrutis que son maître. Du reste, selon Sonia, le commissaire l’avait amené dans ses bagages puisque l’autre n’avait guère plus de personnes capables de le supporter que lui. Ne parlons pas de l’aimer !

 

Maxime Garnier prend place entre deux policiers dans le véhicule de la PJ, et bientôt l’équipage récupère l’itinéraire de Bordeaux. Sur la route, Marc Bronsky feuillette les premières pages de la procédure initialement prise en compte par le brigadier Pozzuoli. Il lui reconnaît un caractère très « scolaire ». Ce ne doit pas être un ancien de la Police Judiciaire, plutôt un homme de terrain. Ça se voit, ça se sent. En dehors de ces premiers aspects, les actes faits et rédigés par le brigadier sont corrects. Rien à dire là-dessus. Marc n’a pas très envie de commencer son travail en plein milieu de la nationale et dans la voiture de surcroît, mais il se retourne vers Maxime.

— J’ai du mal à comprendre vos motivations profondes dans cette histoire, si motivations il y a. J’espère que vous allez m’en dire plus Garnier, interroge-t-il implicitement.

 

L’homme, serré à l’arrière entre les deux policiers, ne bouge pas. Il ne répond pas.

Publié dans Puzzle Macabre

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